Issam Bendehina

“L’étranger, c’est quelqu’un qu’on ne connait pas. L’étranger, c’est l’inconnu.
On est tous étrangers quelque part, mais on est bien content de se dire que Joséphine Baker est française (rires) ! Elle est indigène… d’Afrique, elle est née aux Etats-Unis. Est-ce qu’elle n’est pas juste une femme qui a traversé ce monde et qui s’est finalement sédentarisée en France ? Qui peut la considérer étrangère ?
Être étranger en France, c’est très particulier. En France, il y a cette fascination pour l’étranger, les français veulent te connaître, du coup, il y a vraiment ce sentiment d’être observé, d’être étudié. Quand je retourne en Algérie, je me sens étranger aussi (rires). Après un an en France, quand je suis rentré, je n’avais pas changé, je n’avais pas changé de vêtement, je n’avais pas perdu mon accent, mais les gens savaient que je ne vivais plus ici. Du coup, finalement on devient étranger chez soi aussi et plus le temps passe et plus cette distanciation se creuse un peu plus. Il y a une sorte d’érosion de cette culture et comme on se rend compte que c’est fragile, on essaye de la garder impérativement. Il y a ce devoir de mémoire, c’est très important pour moi !
Ce métier, je ne peux pas forcément le faire dans mon pays où il n’y a pas encore cette politique établie de la culture. J’ai grandi dans un contexte où le système scolaire ne pense pas forcément à proposer aux élèves des sorties aux spectacles ou au théâtre. Du coup, j’ai toujours eu soif de ça. Je veux donner cette chance à des gamins qui comme moi n’ont pas eu cette possibilité-là !
Ce qui m’a le plus étonné à mon arrivée en France ? Je connaissais plus la littérature française que les français ! Je trouvais ça bizarre parce que dans mon imaginaire c’était la France de Zola et du coup (rires)… quand je suis arrivé ici, je me suis rendu compte que pas du tout (rires) !
Trois mots pour définir le mot Étranger : inconnu, exogène (qui résonne avec le mot étranger en arabe), seul.” ISSAM  BENDEHINA CHARGÉ DES RELATIONS AVEC LES PUBLICS ET DE LA MÉDIATION CULTURELLE AU THÉÂTRE NANTERRE-AMANDIERS

Les nomades n’ont pas d’histoire ils ont seulement de la géographie”.
Robert Misrahi

Quand j’entends ce mot “étranger”, je pense à cette phrase. J’entends des sons, je vois des visages, des paysages et des vies multiples viennent nourrir mon imaginaire. Des cultures et des mondes différents s’ouvrent à moi. Mais je vois aussi la violence et la misère qu’il contient lorsque par nécessité on se voit contraint de quitter son pays, ses proches, ses habitudes, pour se heurter à la dure réalité de la vie de nos grandes villes et devenir “l’étranger”. Cet étranger que l’on ne désire plus on l’appelle aujourd’hui “le migrant” ou “le sans-papier”. C’est un pas de plus dans la dépersonnalisation. Avec ces mots on prive la personne de ce qui lui est le plus cher : son histoire et son humanité.

Pour moi “l’étranger” en tant que concept n’existe pas, l’autre est et doit rester une personne avant d’être un étranger. Le mot en revanche existe, mais que raconte-t-il ? Lorsqu’il est associé à la peur, il opère une dépersonnalisation nocive. Il est intéressant de noter que le discours médiatique et politique use du mot “migrant”, mot sans destination ni arrivée, et non “étranger”. C’est utiliser une tranche d’actualité pour narrer la déflagration d’impersonnels envahisseurs venus voler les riches ou endoctriner les anciens croisés dans leur religion. C’est un biais qui oriente la question de l’en-dehors et du dedans, l’enferme dans une prétendue vérité qui polarise alors que toute vérité est faite d’agencement. Tout cela pour alimenter le réservoir de haine et le marteau d’angoisse. Le traitement médiatique décontextualise à un endroit, re-contextualise dans un autre selon le bon vouloir de qui diffuse l’image ou le discours. Ces mots figent et stigmatisent. Ce ne sont que des variantes d’une même manière d’être dans le rejet de l’autre, qu’il nous soit proche ou lointain. Diaboliser ou normaliser ce qui nous est étranger, ce qui nous semble différent c’est oublier que l’étranger est celui/celle qui nous montre qu’il existe un dehors et nous enseigne l’hospitalité ; être reçu autant que recevoir.
Pour moi “l’étranger” est associé à la découverte, à la curiosité pour ce qui nous ressemble comme pour ce qui nous est différent. Moins on voyage, moins on rencontre d’autres cultures ; moins on les rencontre, moins on a le désir de les rencontrer ; plus on reste chez soi et moins on a le désir de voir venir les autres chez nous.
En tant que metteur en scène j’ai à cœur de transmettre que la force du théâtre c’est la découverte de l’autre. Que rien n’existe à part ce qui est en dehors de soi pour imaginer d’autres mondes et enrichir ses voyages intérieurs. L’autre, l’ailleurs sont de véritables paysages de mémoire qui s’ouvrent à soi. Ce paysage, qu’on soit l’accueilli ou l’accueillant, peut être convoqué à chaque instant. Les ressemblances autant que les différences sont choses mouvantes qui peuvent s’incarner en chacun de nous en fonction de l’espace, du temps, de nos subjectivités.
À tout moment, nous sommes l’étranger de quelqu’un et si on ne s’inclut pas dans l’histoire on ne fait qu’en être spectateur, un spectateur en surplomb. La curiosité de recevoir ce qui vient d’ailleurs c’est ce qui nous fait participer à l’histoire du monde.
“Aller vers” tout comme revenir, faire de la place chez soi ou créer un vide quelque part, tout cela parle de mouvement, de vie,
de fluidité et de changement.

CHRISTOPHE RAUCK
DIRECTEUR DU THÉÂTRE NANTERRE-AMANDIERS